Prégabaline et insuffisance cardiaque chez les seniors : signal confirmé, prudence requise

Les gabapentinoïdes sont partout en douleur chronique. Mais une nouvelle étude de cohorte sur plus de 246 000 assurés américains âgés pointe un risque d’insuffisance cardiaque plus élevé avec la prégabaline qu’avec le gabapentin. Voici ce qu’il faut savoir pour prescrire en sécurité.

Cardiologie Pharmacologie Douleur chronique

Contexte : pourquoi tant de prégabaline et de gabapentin ?

En raison du risque de dépendance et d’effets indésirables des opioïdes, de nombreux praticiens se tournent vers les gabapentinoïdes (gabapentin, prégabaline) pour les douleurs neuropathiques et certaines douleurs chroniques non cancéreuses, notamment chez les patients âgés. Cette préférence est d’ailleurs intégrée à plusieurs documents de bonnes pratiques britanniques pour limiter l’usage des opioïdes dans la douleur chronique.

Pharmacologiquement, ces molécules se lient aux sous-unités α2δ des canaux calciques voltage-dépendants. La prégabaline présente une plus forte affinité (notamment pour α2δ-1), ce qui pourrait expliquer des profils d’effets indésirables différents, en particulier cardiovasculaires.

La nouvelle étude (JAMA Network Open) : ce qu’elle montre

Une cohorte rétrospective publiée dans JAMA Network Open a analysé 246 237 bénéficiaires de Medicare (âge médian 73 ans ; 66,8 % de femmes) initiant la prégabaline (n=18 622) ou le gabapentin (n=227 615) entre 2015 et 2018. Sur 114 113 personnes-années, 1 470 premières hospitalisations/passages aux urgences pour insuffisance cardiaque (IC) ont été recensés.

Incidence brute : 18,2 cas d’IC / 1 000 personnes-années sous prégabaline vs 12,5 / 1 000 sous gabapentin. Après ajustement sur 231 covariables, la prégabaline est associée à un risque plus élevé de 48 % (AHR = 1,48 ; IC95 % 1,19–1,77).

  • Patients avec antécédents cardiovasculaires : risque encore plus élevé (+85 % vs gabapentin ; AHR = 1,85 ; IC95 % 1,38–2,47).
  • IC diagnostiquée en ambulatoire : association plus modérée mais significative (AHR = 1,27 ; IC95 % 1,02–1,58).
  • Mortalité toute cause : pas de différence significative entre groupes.

Dans les analyses par sous-groupes, l’association est statistiquement significative chez les femmes (AHR ≈ 1,57) et chez les personnes blanches (AHR ≈ 1,65), non significative chez les hommes et minorités raciales/ethniques (taille d’échantillon plus faible).

En clair : à profil de patients comparable, initier une prégabaline plutôt qu’un gabapentin chez des personnes âgées est associé à davantage de nouveaux épisodes d’insuffisance cardiaque, surtout si l’on a déjà une fragilité cardiovasculaire.

Ces résultats ont été relayés par des synthèses destinées aux cliniciens (cardiologie/pharmaco) qui insistent sur la prudence d’emploi chez les sujets âgés.

Ce que disaient déjà les agences et sociétés savantes

Le résumé des caractéristiques du produit (RCP) européen mentionne depuis plusieurs années des cas d’insuffisance cardiaque sous prégabaline, particulièrement chez les personnes âgées ayant des comorbidités cardiovasculaires.

La liste de l’American Heart Association sur les médicaments pouvant provoquer ou aggraver l’insuffisance cardiaque cite la prégabaline, en recommandant d’évaluer soigneusement l’indication et de surveiller les signes de rétention hydrosodée.

Biologie : pourquoi la prégabaline pourrait poser plus de problèmes cardiaques ?

Au-delà du système nerveux, les sous-unités α2δ sont exprimées dans différents tissus, y compris le myocarde et la paroi artérielle. Leur modulation peut influencer le tonus vasculaire, la conduction et les fluides corporels (œdèmes). La prégabaline, plus « puissante » sur α2δ-1 que le gabapentin, pourrait donc favoriser œdèmes périphériques et décompensations chez des patients fragiles. Des cas et revues l’avaient suggéré bien avant la grande cohorte.

Risques relatifs vs absolus : remettre les chiffres en perspective

L’AHR de 1,48 est un risque relatif. En valeur absolue, la cohorte observe environ +5,7 épisodes d’IC pour 1 000 personnes-années (18,2 vs 12,5). Autrement dit, pour 1 000 patients suivis un an, on recenserait en moyenne 5 à 6 cas d’IC supplémentaires si l’on choisit la prégabaline plutôt que le gabapentin — au profil de patients comparable.

Ce surcroît n’est pas négligeable chez les personnes âgées poly-comorbides ; il est plus marqué en cas d’antécédents cardio-vasculaires.

Limites de l’étude : ce qu’elle ne prouve pas

  • Observationnelle : malgré l’ajustement sur 231 covariables, un biais de prescription (indication, sévérité de la douleur, fragilité) peut persister.
  • Population : assurés Medicare (États-Unis), résultats à extrapoler prudemment à d’autres systèmes de soins.
  • Événements : IC « incident » hospitalière/urgences et ambulatoire — robuste mais dépendant des codages.

Mais ces limites n’annulent pas le signal, d’autant qu’il est cohérent avec les RCP, avis de sociétés savantes et littérature clinique antérieure.

En pratique : comment prescrire (ou réévaluer) chez un patient à risque ?

Avant d’initier

  • Rechercher facteurs de risque d’IC : antécédents d’IC/ischémie, HTA, BPCO/SAHOS, insuffisance rénale, obésité, âge > 70 ans.
  • Discuter la première intention gabapentin en douleur neuropathique chez le sujet âgé/à risque CV, quand cliniquement acceptable.
  • Adapter la dose à la fonction rénale (clairance de la créatinine) et éviter les associations sédatives (opioïdes, benzodiazépines) si possible. Rappeler les risques de chutes.

Si la prégabaline est choisie (douleur réfractaire, meilleure tolérance individuelle, contraintes de prise)

  • Démarrer bas, titrer lentement ; réévaluer à 2–4 semaines.
  • Informer : surveiller prise de poids rapide, œdèmes des chevilles, dyspnée, fatigue inhabituelle.
  • Chez patients cardio-fragiles : contrôle clinique rapproché ; ajuster diurétiques si besoin et envisager un switch si symptômes d’IC apparaissent.

Arrêt/switch

  • Œdèmes importants, dyspnée, intolérance → envisager arrêt progressif et substitution (gabapentin ou autre option non gabapentinoïde selon indication), après avis médical.
  • Rappeler les autres risques prégabaline (angio-œdème, rares SCARs) mentionnés par l’EMA.

Et pour le patient : questions à poser à son médecin

  • « Mon cœur et mes reins vont-ils bien ? Ce traitement est-il le plus sûr pour moi ? »
  • « Quels signes doivent m’alerter (œdèmes, essoufflement, prise de poids rapide) ? »
  • « Existe-t-il une alternative (gabapentin, autres approches non médicamenteuses) ? »

Un plan de suivi clair (contrôle à 1–3 mois, puis régulier) améliore la sécurité et la satisfaction.

Ce que disent d’autres sources

FAQ rapide

La prégabaline est-elle « interdite » chez le senior ?
Non. Mais elle n’est pas anodine. Chez les ≥ 65 ans, surtout avec antécédents CV, la balance bénéfices-risques doit être discutée, la dose ajustée, et un suivi programmé.

Le gabapentin est-il « sans risque » pour le cœur ?
Non plus. Il semble moins associé à l’IC que la prégabaline dans cette cohorte, mais il partage d’autres risques (sédation, chutes, interactions).

Et en cas de douleurs très réfractaires ?
L’objectif est de personnaliser : combinaison d’approches (physiothérapie, psychopédagogie de la douleur, mesures du sommeil), essais thérapeutiques avec suivi de tolérance, réévaluations régulières.

À retenir

  • Chez des personnes âgées, initier la prégabaline est associé à davantage d’insuffisances cardiaques incidentes que le gabapentin (AHR ≈ 1,48 ; sur-risque plus marqué si antécédents CV).
  • Le signal est cohérent avec l’EMA et l’AHA (cas/avertissements).
  • Prescrire avec ciblage, doses adaptées, surveillance des œdèmes/dyspnée, et envisager le gabapentin quand approprié.