Laudanum : élixir de douleur et d’oubli — comment c’était vraiment

Teinture d’opium devenue « remède universel », le laudanum a soulagé des millions de patients — et précipité tout autant de dépendances.

Histoire Pharmacologie Société

Laudanum : un nom qui sent à la fois l’apothicairerie et la littérature. Pendant plusieurs siècles, cette teinture d’opium a été présentée comme un remède à presque tout : douleurs, toux, diarrhées, spasmes, insomnies, « nerfs ». Son secret ? Les alcaloïdes de l’opium — avant tout morphine et codéine — dissous dans l’alcool, qui en facilitaient la conservation, l’absorption… et l’abus.

Pourquoi « laudanum » ? Le terme est traditionnellement rattaché au latin laudare (« louer, célébrer »), allusion aux vertus « louables » du remède. Certains érudits rappellent qu’il peut aussi évoquer le ladanum, résine odorante de ciste, mais l’usage médical renvoie bien à l’opium.

Des alchimistes aux médecins : Paracelse et Sydenham

Au XVIe siècle, Paracelse popularise un « laudanum » sans recette détaillée : une préparation opiacée censée calmer la douleur et la fièvre. Deux siècles plus tard, l’Anglais Thomas Sydenham (≈ 1680) fixe la formule « classique » : opium dissous dans du vin et relevé d’épices (safran, cannelle, girofle). En solution hydro-alcoolique, l’opium devient plus stable et plus « dosable » qu’en bolus ou sirop.

Standardisation progressive. Les pharmacopées des XVIIIe–XIXe siècles finiront par définir des titres : un laudanum « fort » contient typiquement ~10 % d’opium (soit environ 1 % de morphine selon la teneur de l’opium). D’autres variantes apparaissent, comme la teinture camphrée d’opium (paregoric), bien moins dosée.

Pourquoi « ça marchait contre tout » ?

  • Antalgique majeur : la morphine calme douleurs aiguës et chroniques.
  • Antitussif : la codéine et l’opium diminuent le réflexe de toux.
  • Antidiarrhéique : effet constipant et antispasmodique sur l’intestin.
  • Sédatif : anxiolyse, sommeil… mais aussi dépression respiratoire à forte dose.

Résultat : des maux très différents semblaient « sensibles » au laudanum — d’où sa réputation de panacée.

La petite bouteille omniprésente (XVIIIe–XIXe)

À l’époque des apothicaires, le laudanum devient un indispensable de la trousse médicale. En Europe et en Amérique du Nord, on en vend en officine… et parfois à l’épicerie. On l’emploie pour : migraines, douleurs menstruelles, choléra et diarrhées, bronchites, « agitation nerveuse », coliques infantiles, douleurs d’accouchement. Dans l’Angleterre victorienne, la fiole de laudanum est aussi banale que l’aspirine le sera au XXe siècle.

PréparationCaractéristiquesUsages courants (historiques)
Laudanum de Sydenham Opium + vin + épices Douleurs, toux, crampes
Teinture d’opium (standard) Solution hydro-alcoolique, titre défini par pharmacopée Analgesie, insomnie, diarrhée
Paregoric (camphrée) Faible teneur en morphine, camphre & aromatiques Toux, coliques, pédiatrie (usage historique)

Attention aux « gouttes » ! On dose longtemps « à la goutte ». Problème : la taille d’une goutte varie selon les flacons… Les surdosages accidentels — notamment chez l’enfant — étaient fréquents.

Bohème, romantisme et ombre de la dépendance

Au XIXe siècle, la notoriété du laudanum dépasse la médecine. Il infuse la culture : Thomas De Quincey publie en 1821 ses Confessions of an English Opium-Eater, chronique hypnotique du plaisir et de la hantise. Samuel Taylor Coleridge lutte contre l’addiction pendant qu’il façonne Kubla Khan. Edgar Allan Poe et d’autres évoquent les paradis artificiels et leurs gouffres. La fiole devient un symbole ambivalent : anesthésie de la douleur… et raccourci vers l’oubli.

« Remède » pour certains, piège pour d’autres : le laudanum révèle l’angle mort d’une époque qui découvre la puissance des alcaloïdes… sans disposer encore des garde-fous modernes.

Côté faits divers, les overdoses se multiplient. On cite souvent la mort d’Elizabeth Siddal (1862), égérie préraphaélite, des suites d’un empoisonnement au laudanum. Des actrices, écrivains, anonymes : la liste s’allonge au fil des décennies.

Femmes, enfants : une histoire sociale

La facilité d’accès et l’idéologie médicale de l’époque conduisent à prescrire l’opium pour des « maladies des femmes » (hystérie, douleurs menstruelles, anxiété post-partum). La dépendance féminine au laudanum devient un phénomène discret mais massif.

Chez l’enfant, des composés opiacés se retrouvent dans des « remèdes » pour calmer les coliques ou la toux (sirop, paregoric), avec des issues parfois tragiques. La prise de conscience naîtra lentement.

Des lois aux laboratoires : la fin d’un âge

  • 1868 — Royaume-Uni : Pharmacy Act, premières restrictions et étiquetage des poisons.
  • 1906 — États-Unis : Pure Food and Drug Act, obligation d’étiqueter les substances actives.
  • 1914 — États-Unis : Harrison Narcotics Tax Act, contrôle strict des opiacés.
  • Années 1920–1930 — Europe : renforcement des régimes « stupéfiants » (ex. Dangerous Drugs Acts).
  • XXe siècle tardif — La teinture d’opium survit médicalement dans quelques indications rares (diarrhées réfractaires) sous forme standardisée et sur ordonnance.

Entre-temps, l’industrie pharmaceutique isole, purifie et synthétise : morphine injectable, codéine dosée, antitussifs non opiacés, puis anti-douleurs modernes. Le laudanum, produit artisanal et ambigu, se retire des vitrines.

Recettes, variantes et « secrets » d’officine

Le « laudanum de Sydenham » côtoie au XIXe siècle d’innombrables préparations brevetées : cordials, sirops, gouttes. Même nom, concentrations différentes : c’est la grande loterie thérapeutique d’avant la standardisation.

La différence clé entre teinture d’opium (laudanum, concentrée) et paregoric (camphrée, très diluée) était connue des pharmaciens… pas toujours des patients. Les confusions de dosage ont coûté des vies.

Ce que nous savons aujourd’hui (et que l’époque ignorait)

  • Dépendance et tolérance : le cerveau s’adapte, il faut des doses croissantes, le sevrage est pénible (douleurs, agitation, troubles digestifs).
  • Dépression respiratoire : cause principale des overdoses d’opiacés.
  • Interactions et risques : alcool, sédatifs, et comorbidités respiratoires aggravent le danger.

Ne pas reproduire. Cet article retrace une page d’histoire. Les préparations à base d’opium sont aujourd’hui strictement réglementées et ne doivent jamais être utilisées hors avis médical.

Le legs du laudanum

Le laudanum fut à la fois progrès (soulager la douleur à une époque sans alternatives) et illusion (un flacon pour tout guérir). Il a révélé la puissance — et le prix — des alcaloïdes végétaux, forçant la médecine à inventer la pharmacovigilance, l’étiquetage, les essais cliniques et la réglementation.

Entre remède et poison, la frontière fut longtemps brouillée. L’histoire du laudanum nous apprend que toute panacée exige des garde-fous.

Épilogue : dans quelques pays, une teinture d’opium standardisée et désodorisée demeure, à la marge, un médicament d’exception contre certaines diarrhées réfractaires — prescription spécialisée, contrôle strict.

Repères rapides

PointEn bref
NatureTeinture hydro-alcoolique d’opium (morphine, codéine, autres alcaloïdes)
Âge d’orXVIIIe–XIXe siècles (Europe, Amérique du Nord)
UsagesDouleurs, toux, diarrhée, insomnie, spasmes, « nerfs »
RisquesDépendance, overdose (dépression respiratoire), confusions de dosage
DéclinLégislations sur les stupéfiants + progrès pharmaceutiques (XXe siècle)

Le saviez-vous ?

  • Des « calmants pour nourrissons » du XIXe (sirops brevetés) contenaient des opiacés : un scandale sanitaire oublié.
  • Les apothicaires « parfumaient » souvent le laudanum (safran, cannelle) pour masquer l’amertume… et en faire un produit « chic ».
  • Dans la littérature victorienne, une goutte de laudanum résout à la hâte une crise de nerfs — reflet d’un usage banal, presque réflexe.

Conclusion

Le laudanum est un miroir grossissant de la médecine pré-moderne : inventif, empirique, efficace parfois — et dangereux quand la science recule devant l’habitude. Sa trajectoire, du flacon miracle au produit contrôlé, raconte la naissance d’une culture du médicament faite de preuves, de doses et d’étiquettes. À la frontière du soin et du risque, il nous rappelle que soulager n’est jamais un acte neutre.